Didier Porte

 

 

Lundi 4 avril 2011, café Le 138, dans le XIIe arrondissement de Paris. Dans une demi-heure, Didier Porte, 53 ans, « remercié », comme Stéphane Guillon, par la direction de France Inter, va mettre en boîte une chronique vidéo. Le comique a la bonne humeur communicative. Normal, c’est son métier. Mais, derrière les éclats de rire, sourd une grande tristesse. Orphelin de la radio publique, il a perdu sa caisse de résonance favorite, pour cause d’irrévérence mal placée…

 

La foule des grands soirs se serre sur le minuscule trottoir de la rue Blanche, baigné d’un soleil déjà estival. En ce mois d’avril 2011, le Théâtre de Paris fait systématiquement salle comble. Devant une foule conquise d’avance, Stéphane Guillon tourne en ridicule, deux heures durant, sa tête de Turc préférée, Nicolas Sarkozy, avec une méchanceté jubilatoire. À l’autre bout de Paris, dans un petit bar du XIIe arrondissement, Didier Porte enregistre chaque lundi matin une chronique vidéo destinée au site Mediapart. Devant au mieux quelques dizaines de curieux, il étrille l’ensemble de la classe politique, avec une indéniable prédilection pour le premier cercle de la Sarkozie.

Guillon-Porte. Deux humoristes à la mode, deux trajectoires parallèles, mais deux destins différents, aussi. Mis à la… porte de France Inter sans ménagement au printemps 2010 pour des chroniques jugées choquantes, ils ont en commun d’avoir ulcéré Nicolas Sarkozy. Mais si le premier, comédien de formation, a puisé dans le caprice présidentiel un surcroît de notoriété, le second, ancien journaliste, redoute à l’inverse d’y avoir brisé sa carrière. En somme, Sarkozy a assis le succès de l’un et détruit la vie professionnelle de l’autre.

Quand Stéphane Guillon est demandé par les plus grands théâtres parisiens, Didier Porte laboure la France d’« en bas », du centre culturel de Collinée, dans les Côtes-d’Armor, à la salle des fêtes d’Arpajon (Essonne). « C’est dur pour moi maintenant, reconnaît Porte. Mes chroniques pour les sites internet Mediapart et Arrêt sur images, c’est bien gentil, mais l’audience reste confidentielle, et ça ne fait pas vivre son homme. Je fais des tournées dans des petites salles de province, sans boîte de production : c’est ma femme qui s’occupe de l’organisation. En plus, j’ai quand même 53 ans. Et, ayant disparu de l’antenne, l’an prochain cela risque d’être compliqué pour moi. Les gens vous oublient vite lorsque vous disparaissez des radars. »

Moins connu que Stéphane Guillon, qui a derrière lui une – modeste – carrière d’acteur et qui a surtout bénéficié des années durant de l’exposition enviée de Canal +, Didier Porte ne jalouse pas pour autant son célèbre acolyte. Au contraire. « Notre éviction nous a rapprochés, Stéphane et moi. On s’était un peu brouillés, pour des bêtises, et on s’est réconciliés dans l’adversité. Maintenant, on prend régulièrement des nouvelles l’un de l’autre, on se tient au courant de ce que l’on fait, on s’envoie des mails. »

Comme il le rapporte dans son livre, Insupportable (First, 2010), Didier Porte a reçu à son domicile, le 23 juin 2010, une lettre de licenciement signée du patron de France Inter, Philippe Val – Stéphane Guillon fut le destinataire d’une missive identique. « Je souhaite renouveler et faire évoluer l’antenne. La conception d’une nouvelle grille contraint nécessairement la direction à renoncer à certaines émissions ou chroniques », écrivait pudiquement l’ancien directeur de Charlie Hebdo. Traduction, en langage moins diplomatique : les deux humoristes sont virés pour « insolence réitérée ». Dans les deux cas, le prétexte est connu. Pour Porte, une chronique, sans doute pas la plus fine qu’il ait commise – ce qu’il admet volontiers –, dans laquelle il faisait dire à Dominique de Villepin : « J’encule Sarkozy, il a pas de couilles, ce connard ! » Pour Guillon, un texte, que l’on peut ne pas trouver drôle, massacrant Éric Besson, décrit en ces termes : « Des yeux de fouine, un menton fuyant, un vrai profil à la Iago, idéal pour trahir. » Après sa sortie dévastatrice et prémonitoire sur Dominique Strauss-Kahn, ravalé au rang d’obsédé sexuel – « l’organe le plus connu du FMI » –, c’en était trop pour certaines chastes oreilles.

Mais c’est bien entendu pour l’ensemble de leur œuvre que les deux fantaisistes, dont les sketches scandalisaient régulièrement le chef de l’État, ont payé. « Sarkozy ne supportait pas le ton insolent de nos chroniques, il nous a fait virer pour ça, confirme Porte. Pour justifier mon licenciement, on m’a dit que j’avais été grossier. Bien évidemment, à aucun moment on ne m’a dit que c’était politique. Officiellement, j’ai été viré à cause d’un “changement de grille”. Ça ne trompe personne ! Suite à ce fameux sketch mettant en scène Villepin, je n’ai reçu que quatre ou cinq mails de protestation d’auditeurs, preuve que c’était un prétexte bidon. Ceux qui voulaient se débarrasser de moi ont trouvé là l’incident qu’ils attendaient, sauf qu’ils l’ont mal géré. » Il conclut, visiblement ému : « Ce renvoi, cela a été très violent pour moi, il faut le dire. »

Il est vrai que Didier Porte était une institution à France Inter, où il était entré en 1993. Il en avait été renvoyé une première fois en 1996. « C’était sous Chirac. Au motif que mes papiers étaient soi-disant “inhumains” ! C’est le directeur des programmes, un RPR bon teint, qui me l’avait dit. J’étais à “Rien à cirer” depuis deux ans. Val avait été viré avec moi, mais, à l’époque, il avait trouvé ça très politique ! » persifle Porte.

Réembauché en 1999, il était, depuis, le chroniqueur le plus prolifique de la radio publique, avec six interventions par semaine : une pour « Le Fou du roi », l’émission de Stéphane Bern, et les cinq autres depuis janvier 2008 dans le cadre de la matinale, juste avant le journal de 8 heures.

Auditeur attentif (il trouve sur son bureau chaque matin une revue de presse complète, incluant les principales émissions de radio), Nicolas Sarkozy serait donc directement à l’origine de l’exclusion des deux comiques d’Inter, coupables d’avoir gâché plus d’un petit-déjeuner présidentiel. Les démentis outragés de Jean-Luc Hees, patron de Radio France, arrachent un sourire fatigué à Didier Porte. « C’est tellement évident, soupire-t-il. De toute façon, s’il ne fallait qu’une preuve, je l’ai obtenue, même si personne n’en a jamais parlé. »

La « preuve » dont parle l’ancien trublion du « Fou du roi », c’est en fait un témoignage, livré lors d’une discrète audience devant le conseil des prud’hommes, au mois d’avril 2011. C’est devant cette instance que Didier Porte a assigné son ancien employeur pour « licenciement abusif ». Stéphane Guillon, en utilisant la même procédure, a obtenu en janvier 2011 la condamnation de Radio France : l’entreprise publique a été contrainte de lui verser une indemnité de 212 000 euros. « En tant que salarié foutu dehors, je suis ravi de cette décision. En tant que contribuable, je suis scandalisé », commenta drôlement Guillon.

Journaliste à Télérama, Véronique Brocard, dont les papiers font généralement autorité, a accepté de révéler ce qu’elle savait des dessous du renvoi du duo Porte-Guillon. Elle raconte. « Ce que j’ai dit aux prud’hommes, c’est que, dès le printemps 2009, soit un an avant qu’ils se fassent virer, des sources très proches de l’Élysée, très très proches même, m’avaient annoncé leur éviction. » Pour Véronique Brocard, tout commence le 1er avril 2009. Elle a rendez-vous pour une interview avec Jean-Paul Cluzel, P-DG de Radio France et candidat à sa propre succession prévue le mois suivant. Cluzel n’est pas dans les petits papiers de Nicolas Sarkozy. Et celui-ci vient de faire passer une loi lui permettant de désigner les responsables de la télévision et de la radio publiques.

« J’étais à peine entrée dans le bureau de Cluzel que sa secrétaire lui a fait savoir que le secrétaire général de l’Élysée, Claude Guéant, souhaitait lui parler au téléphone. Je me suis éclipsée et, quelques minutes plus tard, Cluzel m’a dit que Guéant venait de lui annoncer son départ et son remplacement par Jean-Luc Hees. » Véronique Brocard passe alors quelques coups de fil, et obtient d’un informateur à l’Élysée une précision importante : à peine installé, Hees nommera Philippe Val à la tête de France Inter. « Val à Inter, au vu de son parcours, ça me semblait fou. Alors je rappelle mes sources proches du Château, qui me confirment le scénario et me donnent même d’autres infos. On m’explique que Hees a une feuille de route très claire. Elle prévoit prioritairement le renvoi des deux humoristes du matin. On m’a aussi donné le nom de deux autres personnes dans le collimateur : l’éditorialiste politique Thomas Legrand et le journaliste chargé de la revue de presse, Frédéric Pommier. Apparemment, ces quatre-là dérangeaient depuis un moment, leurs têtes avaient déjà été demandées, en vain, à Cluzel. »

Véronique Brocard se souvient de l’incrédulité de ses collègues, en ces premiers jours d’avril 2009, lorsqu’elle leur donna le nom de Philippe Val. Pourtant, ses sources étaient fiables : Val fut bien nommé à Inter le mois suivant. Et les deux gêneurs, Porte et Guillon, furent congédiés un an plus tard (Pommier ayant été déchargé de la revue de presse dès juin 2009). Au cours de l’année 2010, la pression se fit de plus en plus forte sur les deux chansonniers. En janvier, Val déplora publiquement que l’« actionnaire », c’est-à-dire l’exécutif, ne soit « pas très bien traité » sur ses ondes. En avril, c’est un proche du chef de l’État, Christian Estrosi, qui se plaignit auprès de Val d’une chronique de Porte. Inéluctable, leur licenciement intervint donc en juin 2010.

Concernant sa disgrâce, Didier Porte pense que l’élément déclencheur remonte à mars 2009 et une chronique pour « Le Fou du roi ». « J’ai fait un papier à l’occasion de la venue du chef de la “cantine” de Sarko, le restaurant du Bristol. J’ai déconné sur la mort d’un grand cuisinier, Bernard Loiseau, qui s’était suicidé quelques années auparavant. Et je dis au type : “La dernière fois qu’on a invité un cuisinier, ça s’est mal terminé : ça a donné de la cervelle grillée à la bourguignonne.” » Le scandale est immédiat. « La femme du mort a lancé une fatwa contre moi. Ensuite, surtout, j’ai eu droit à un papier incendiaire dans Valeurs actuelles. Et puis, il y a eu un écho disant que l’Élysée était furieux contre moi dans Le Figaro, que l’on peut imaginer bien informé, sur ce plan-là au moins ! »

Si, on l’a compris, Guillon a su faire fructifier son renvoi avec talent, Porte, à l’inverse, en subit donc toujours les conséquences néfastes. « Non seulement on m’a viré, mais je suis devenu persona non grata », observe-t-il. Plusieurs grands médias lui ont laissé entendre qu’ils feraient appel à ses services, avant de renoncer, parfois sans explication. « Ont-ils eu peur de mes chroniques ou de contrarier Sarkozy ? Il y a sans doute un peu des deux. Pareil pour Guillon : une fois viré de France Inter, il n’a pas eu une seule proposition des autres grandes radios, qui auraient normalement dû sauter sur l’occasion… Mais bon, je n’ai aucun regret, de toute façon, j’aurais été lourdé. »

Heureusement, Didier Porte retrouve son enthousiasme dès que la conversation rebondit sur la personnalité du chef de l’État. « Guillon est moins politisé que moi, observe-t-il, mais, tous les deux, on a en commun d’avoir attaqué Sarko sur sa faiblesse psychologique, c’est sans doute ce qui doit le rendre fou. Je suis frappé par la dimension pathologique du personnage, il a la mentalité d’un gamin de 14 ans. Pour moi, en tant qu’humoriste, ça sautait aux yeux dès le début. On a tous connu des gens comme ça au lycée. Moi, je fais 1 m 68 mais j’ai arrêté les talonnettes à 16 ans et demi, lui, il continue d’en mettre à 56 ans, c’est hallucinant ! J’ai toujours trouvé incroyable que l’on confie les rênes du pays à un type manifestement immature. C’est comme quand il a dit que, s’il était si bas dans les sondages, c’était parce qu’il avait un super job et une super femme, et que tout le monde était jaloux de lui ! C’est vraiment du niveau de la cour de récré. Mais son caractère, ce n’est pas une surprise, on le connaît depuis 2002 et ses débuts au ministère de l’Intérieur. »

Didier Porte en est convaincu, malgré les apparences, ses mésaventures « ne sont pas révélatrices de l’époque ». « Il me semble, estime-t-il, que l’on peut dire de plus en plus de choses. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, nous sommes dans un cycle favorable s’agissant de la liberté d’expression. Du coup, je considère plus Nicolas Sarkozy comme un accident de l’histoire. C’est d’abord dû à un régime politique qui donne trop de place à un seul type. Avec lui, on a affaire à un petit tyran. Le fait qu’un type comme ça puisse accéder au pouvoir, c’est le contrecoup d’un appauvrissement idéologique. Mais je reste persuadé que la présidence Sarkozy restera un accident, une parenthèse, le personnage est tellement insensé… »

Reste à savoir ce qu’attend Didier Porte de la prochaine présidentielle. La réponse peut paraître évidente : « Il ne faut pas se le cacher : si Sarkozy était réélu, ce serait inquiétant. J’ose espérer que tout sera rentré dans l’ordre en 2012, mais, en même temps… » La phrase reste en suspens. Hilare, Porte reprend : « Il faut le reconnaître, ce type est un sacré bon client ! Comment ferait-on sans lui ? Il a tellement inspiré de sketches… Oui, on a vécu sur la bête pendant longtemps, bien vécu même. Mais la bête a eu ma peau. »

Tous les rois n’aiment pas les bouffons.

Sarko M'a Tuer
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